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  • Photo du rédacteurAnne-Lise GAUTHIER

Soignants : gérer ses éMAUXtions

C’est un sujet encore tabou que de parler des émotions du soignant. Nous parlons plus exactement de gestion des émotions chez le soignant. Mais qu’est-ce que c’est, cette gestion ? Et qu’implique-t-elle dans la relation soignant-soigné ?


Dans leur pratique, les soignants doivent « gérer leurs émotions » et s’engager « ni trop, ni trop peu » dans la relation thérapeutique. Cette injonction suggère qu’il serait périlleux et non professionnel de s’impliquer. Pourtant, les capacités émotionnelles du soignant sont essentielles dans la relation thérapeutique soignant-soigné tant elle humanise les soins.


Paul EKMAN (Psychologue américain, anthropologue) a fait ressortir lors de ses différents voyages, les décrivant comme « reconnaissables universellement » grâce à leurs caractéristiques spécifiques, six émotions, dites « de base » :


  • Joie La joie est en tout ; il faut savoir l'extraire » CONFUCIUS, Philosophe)

  • Tristesse Pleurer a toujours été pour moi un moyen de sortir les choses profondément enfouies. Quand je chante, je pleure souvent. Pleurer, c'est ressentir, c'est être humain » Ray CHARLES, Chanteur, compositeur et pianiste).

  • PeurL’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, et la haine conduit à la violence » AVERROES, Médecin et philosophe).

  • Colère La colère est la non-acceptation de l’inacceptable » Marek HALTER, Écrivain).

  • Dégoût La nature m'a doué d'une propriété merveilleuse qui jusqu'ici m'a préservé du dégoût de la vie » Victor CHERBULIEZ, Académicien, romancier, journaliste et critique littéraire).

  • Surprise Calculs ou pas, destin ou hasard, la vie est une suite de surprises », SALAHBK, Poète).


À l’hôpital comme en ville, il faut souvent résister et tenir bon face à l’intensité des troubles émotionnels de certains patients, et, s’il existe des émotions agréables à partager, d’autres percutent les soignants. Souffrance, peur, colère, culpabilité, tristesse peuvent générer des contre-attitudes parfois délétères et impacter les décisions. Comment reconnaître ces émotions/affects/sentiments (à différencier au préalable) et faire en sorte qu’elles ne nuisent pas à la relation, au soin, au patient et au soignant lui-même ?




Un article « Émotions de soignant, émotions de soigné » de Jean-Jacques PRAHIN (Docteur en médecine et psychothérapeute) nous éclaire sur la question. Cet article technique s’attelle principalement à l’émotion au cœur de la relation soignant-soigné et l’utilité des émotions en généralité.


En premier lieu, Jean-Jacques PRAHIN définit ce qu’est une émotion en rapportant qu’il s’agit d’une recherche de contact avec ce qui nous entoure mais également d’une réponse à un événement vécu ou ressenti par un individu. Cet événement peut être externe (bruit/lumière) ou interne (faim/sommeil) ; il peut être agréable ou désagréable.


Après cela, il dénombre quatre composantes des émotions :


  • Les réactions neurophysiologiques : comme par exemple, les sensations que nous pouvons ressentir lorsque nous nous apprêtons à passer un examen : bouche sèche, mains moites, douleurs abdominales…

  • Les expressions motrices comme les gestes et la voix car chaque émotion à son expression spécifique.

  • L’évaluation cognitive qui permettra d’adapter son comportement face à l’émotion ressentie. Cette adaptation se fera en faisant appel aux expériences que nous avons déjà vécues.

  • La préparation à l’action : après avoir adapté son comportement, notre corps va inconsciemment préparer les muscles à agir (ex : fuite, attaque, repli…).


Docteur PRAHIN reprend également la gamme d’émotions universelles établie par Paul EKMAN (colère, joie, tristesse, surprise, dégoût, peur).

Il précise que chacune d’entre elle se manifeste de manière spécifique mais qu’elles ont l’avantage d’être perceptibles par tous les êtres humains, soit-dit utiles et nécessaires pour entrer en relation avec les autres individus.


Malgré ce constat, nous avons développé une méfiance à l’égard de nos émotions, ce que l’auteur essaye d’expliquer par le fait que lorsque nous étions enfants, nos émotions ont pu être mal interprétée, pas acceptées ou peut-être même réprimées car elles ont pu être exprimées de manière trop intense.


De ce fait, en nous développant, nous avons pu substituer, amplifier, ou cacher nos émotions et ceci de manière inconsciente de peur qu’elles ne soient pas acceptées.

Néanmoins, lorsque celles-ci sont contenues trop longtemps, elles peuvent décompenser et modifier de manière excessive nos réactions face à une situation.

Lorsqu’un événement ramène à un autre plus ancien, cela peut également amplifier nos émotions et par conséquent, modifier nos réactions.


Jean-Jacques PRAHIN explique ensuite quelle est la responsabilité des émotions dans la relation soignant-soigné en différenciant les responsabilités émotionnelles des soignants et celles des patients.

Lorsqu’un soignant doit prendre en soin une personne, il doit avant tout tenir compte de ses émotions ainsi que celles de la personne prise en charge ; mais il doit également avoir à l’esprit que les émotions font parties de nous au même titre que les connaissances, les croyances et les convictions.

Ainsi, dans son activité professionnelle comme dans sa vie privée, une personne soignante a le droit de ressentir ce qu’il ressent. Prendre la responsabilité de ses émotions, c’est exprimer ses choix et son autonomie.

Cette intégration des émotions partagées de part et d'autre dans la relation de soin permet d’établir une relation de confiance, une alliance thérapeutique, entre le patient et le soignant.

Dès lors, il devient évident de dire que les émotions s’imposent à l’Homme et l’influencent face à des situations données. Par voie de conséquence : Les émotions influencent l’humain – le soignant est un humain – les émotions influencent le soignant.

En conclusion, faire de ses émotions ses alliées lors de la relation de soins et de ne pas avoir peur de les exprimer permet l’authenticité de la relation.

Les émotions se déclinent en une infinité de nuances qu’il faut donc accepter d’abord de découvrir en soi :



Quelle alliance nouer avec un soignant qui verrouille ses affects ou à l’inverse absorbe les émotions des patients comme une éponge ? Que peut-il faire de ses ressentis et que lui apprennent-ils ? Comment partager ce travail émotionnel ?


« Les émotions en questions » est un dossier de recherche rédigé par Jean-François DORTIER (Sociologue et fondateur du magazine Sciences Humaines)


Pour introduire l’article, l’auteur rappelle lui aussi les six émotions de base de l’anthropologue Paul EKMAN. Cette liste a, par la suite, été contestée par le psychologue James R. AVERILL pour qui la gamme des émotions est beaucoup plus étendue car elle comprend notamment la honte, la culpabilité, l’envie, la fierté ou encore le regret.


Malgré cela, la plupart des psychologues s’accordent à dire qu’une émotion se manifeste d’au moins trois manières différentes :

  • Une réaction physiologique : la joie s’exprime par le sourire et le plissement des yeux par exemple.

  • Une manifestation comportementale : la colère prépare l’agression comme la peur prépare la fuite.

  • Une manifestation subjective : c’est le ressenti subjectif de plaisir ou de déplaisir qui accompagne l’émotion.

Par la suite, Jean-François DORTIER différencie le sentiment de l’émotion en énonçant une loi algébrique des sentiments : plus le sentiment est fort moins cela dure. La durée est donc le premier critère de démarcation entre l’émotion et les sentiments.

Un des autres éléments de distinction est l’intention, car selon Nico FRIJDA (Psychologue néerlandais et professeur à l'Université d'Amsterdam), une émotion est toujours « intentionnelle » dans le sens où elle est tournée vers un objet précis ou une personne ; alors que par exemple, l’anxiété est un sentiment diffus, pas nécessairement orienté vers une situation ou un objet précis.

L’émotion est-elle contraire à la raison ?

Différentes approches permettent de penser l’implication du soignant. Parmi elles, le développement de son intelligence émotionnelle. Comment améliorer cette capacité à identifier ses propres émotions, à les exprimer de manière adaptée et à les utiliser au mieux ? Comment moduler ses émotions en fonction de chaque situation ? Quels dispositifs peuvent favoriser l’élaboration collective des émotions ?

Pour René DESCARTES (Mathématicien, physicien et philosophe français), l’émotion est de l’ordre de l’affectif, elle est donc contraire à la raison ; ce raisonnement étant conforté par les propos de Blaise PASCAL (Mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien français) : « Le cœur a ses raisons que la raison ignore ».

Mais pour apporter un démenti, Antonio DAMASIO (Médecin, professeur de neurologie, neurosciences et psychologie) part de l’observation de patients lésés au niveau frontal dont chez certains, les lésions ont provoqué une perturbation au niveau des émotions et du raisonnement que les facultés intellectuelles soient restées intactes. A. DAMASIO a donc émis l’hypothèse que si les émotions et les capacités stratégiques sont perturbées en même temps, c’est qu’il existe donc un lien entre émotion et raison.

Plusieurs capacités émotionnelles et sociales sont à développer pour travailler auprès des patients. Il faut d’abord mettre en évidence celles qui concernent la gestion de ses propres états intérieurs, ce qui suppose la connaissance de soi et la gestion de soi. Sur le fronton du temple de Delphes en Grèce antique, il était inscrit : « Connais-toi toi-même » phrase qui garde encore aujourd’hui tout son sens pour l’évolution humaine.


Apprendre à vivre en harmonie avec soi et avec l’entourage est une des belles aventures que nous propose la vie. Ses chemins sont parfois difficiles, mais combien valorisants !


Nous devons garder à l’esprit que les émotions ne doivent pas conduire notre vie mais nous aider à la conduire… Les intelligences émotionnelle et sociale, sources de nos élans affectifs et relationnels, peuvent être travaillées. Se sensibiliser à leurs capacités nous donne des outils pour enrichir nos vies et tendre vers un fonctionnement plus agréable et plus efficace de la relation soignant-soigné.


Au total, l’épanouissement de l’intelligence émotionnelle, complémentaire au raisonnement et à la logique, est primordial pour la relation soignante car elle humanise les soins, et c’est bien là l’essentiel.




Article rédigé par Anne-Lise GAUTHIER


Sources :

- « Émotions de soignant, émotions de soigné », de Jean-Jacques PRAHIN, paru dans Soins - ISSN : 0038-0814 (n°634, avril 1999)

- « Les émotions en questions » de Jean-François DORTIER, paru dans Sciences Humaines (Mai 2006)


Tags : émotions ; alliance thérapeutique ; relation ; soigné ; soignant ; vie ; psychologie ; authenticité ; développement ; ressenti ; soins ; implication ; santé ; engagement ; humanisation.

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