Un peu partout on croise le même « portrait type » du « bourreau » et de sa victime : l’homme qui a recours à la violence trouve dans l'emploi de celle-ci un mode d'emprise sur la vie familiale et de contrôle sur sa partenaire. Cette conduite est utilisée comme un moyen de régler les conflits, de mettre fin à toute opposition de la part de sa compagne et d'obtenir une réponse immédiate à ses besoins. L'usage de la violence est culturellement renforcé par l'image courante de la virilité, le stéréotype masculin ne favorisant pas d'autres modes d'expression des émotions. Pour l'ensemble, ces hommes ont une conception rigide des rôles masculin et féminin, ils minimisent où nient leur violence, ils ont peur de perdre leur compagne et ils ont besoin d'elle - ce qui n'excuse évidemment pas leur violence. Pour la plupart, les hommes violents savent donner d'eux-mêmes à l'extérieur du cercle familial une image tout à fait respectable. Souvent, la violence au sein d'un couple n'est pas même soupçonnée par les proches et les amis ou, lorsqu'elle l’est, son ampleur est presque toujours minimisée, volontairement ou non. Et encore : la violence n'est jamais causée uniquement par la consommation d'alcool, de drogues ou par le stress. L'homme qui a des comportements violents choisi d'en avoir, et il est toujours responsable de ses comportements.
Concernant la victime. Pourquoi une femme battue ne part-elle pas ? Parce qu'elle garde toujours en tête l'espoir d'une modification possible des comportements du conjoint ; parce qu'elle a le souci de préserver l'unité familiale et de ne pas priver les enfants d'un père aussi longtemps que cette violence ne les met pas en danger ; parce qu'elle est tiraillée par la peur de se voir retirer ses enfants, les pressions extérieures, la réprobation de l'entourage. Et puis une femme souhaitant échapper à une telle situation doit souvent le faire seule, envers et contre tous ; elle est confrontée à l'isolement social, à l'absence d'opportunité pour obtenir de l'aide, au manque de ressources économiques, aux obstacles matériels à surmonter (trouver un hébergement, un emploi, un nouveau logement…). Elle doit faire face aux menaces graves, à la peur des représailles sur elle-même, les enfants ou les proches, au chantage au suicide du conjoint, qui s'accentue au moment où la femme décide de rompre, aux réticences à affronter les institutions et, éventuellement, le système judiciaire.
Sur les forums consacrés aux violences conjugales revient régulièrement cette formule à l’emporte-pièce : « Moi, si mon mari me frappe ne serait-ce qu’une seule fois, je le quitte sur-le-champ ! ». Chaque femme peut penser cela, jusqu’à se laisser piéger. Le manque de courage, l’inconscience, l’ignorance, la faiblesse…chaque victime pourrait poser des dizaines de mot sur le papier pour tenter d’expliquer comment elles ont été emportées dans la spirale de la soumission à un homme violent, mais un seul correspond vraiment : la peur. La peur qui emmure une femme violentée dans son impuissance a de multiples facettes. La peur de l’inconnu notamment : partir est une chose, mais pour aller où ? Comment ? Avec qui ? Auprès de qui ?
Balayons une fois pour toute l’idée reçue, encore trop répandue, selon laquelle « Une femme battue doit aimer cela, au fond, parce que sinon elle partirait ». C’est abject et insensé !
Témoignage
Anonyme, ce témoignage qui nous a été confié est authentique.
Parce que la violence n’a pas de date, ni de rendez-vous. Parce qu’elle n’attend pas pour se manifester, parce que les heures et les jours lui sont égales. Parce qu’elle marque au fer rouge notre mémoire, laissant une souffrance indélébile. On la panse, mais on y pense.
Aussi incroyable que cela pourra paraître après ces lignes, je ne pensais pas être victime de « violences conjugales » un jour. La violence conjugale était pour moi un fléau qui se lisait dans les journaux et dont on parlait à la télévision. Ce n'était pas mon histoire. À mes yeux, les femmes battues qui méritaient que l'on s'intéresse à elle vivaient des horreurs bien pires que celles que je pouvais endurer. Ce qu'il me faisait n'était sans doute pas encore assez cruel ou pas assez régulier pour que je puisse être considérée comme une victime au même rang que ces pauvres femmes. En matière de violence conjugale, mon échelle de gravité n'était pas la même que celle du commun des mortels…
Qu’il est difficile de se remémorer une relation si toxique qu’elle en est devenue traumatique. Cette période de vie est comme recouverte d’une amnésie de refoulement. J’ai dépensé tellement d’énergie à chasser ces souvenirs de ma mémoire que tout est devenu confus dans mon esprit.
Avoir vécu tellement de mauvais moments nous fait inconsciemment faire table rase du passé. On occulte tout, y compris les bons souvenirs. On a tellement utilisé le blanc correcteur qu’il faut gratter des couches pour retrouver trace du passé, et plus encore pour trouver trace de bonheurs. Sans compter la litanie de la honte que j’ai inconsciemment chassée de ma mémoire…
On dit que le mensonge est le pain quotidien de la violence conjugale et je ne pourrais évidemment pas prétendre le contraire. Un mari violent ment et se ment à lui-même pour cacher ce qu’il est. Et c’est exactement la même chose pour la victime. L’espoir du changement est l’une des raisons qui expliquent pourquoi une femme violentée ne part pas. Mais c’est encore une histoire de mensonge. Pour moi aujourd’hui, il va de soi que, dans la situation qui était la mienne, avoir cet espoir, c’était me mentir à moi-même.
Cet homme, je l’ai rencontré avec une amie du lycée. Je suis immédiatement tombée sous son charme. Appartenant à une communauté qui m’était étrangère, j’étais intriguée, fascinée.
Ce garçon m’impressionnait. Il avait déjà vu tant de choses, avait tellement d’anecdotes à raconter que j’en perdais mon sens du jugement. Cette prestance, ce charisme, ses yeux rieurs, ses quelques années de plus me semblaient être synonymes de sa…maturité.
Du haut de mes 16 ans et demi, je voyais dans cette existence une forme de liberté que je voulais goûter. Et tout s’est enchaîné très vite. Trop vite, évidemment.
Il était mon premier homme. Très vite, il a eu des comportements surprenants. Interdiction m’était donnée de passer dans sa rue, par exemple. Il entretenait la peur panique que sa famille m’y surprenne, bien qu’ils ne m’aient jamais rencontrée et que mon visage leur était donc parfaitement étranger. Il me faisait régulièrement faux bond lorsque nous devions nous retrouver, et cela semblait l’amuser. Je m’accrochais telle une moule à son rocher, tandis que lui badinait en toute légèreté, régulièrement accosté par sa horde de clubbeuses avec qui il avait rendez-vous chaque week-end.
La violence conjugale au sens premier du terme s’est immiscée pernicieusement, par petites touches. Avec ses réflexions, son théâtralisme et ses jeux pervers, il se donnait de l’importance. Il « faisait son intéressant » comme disent les enfants.
Mon mari pouvait changer du tout au tout en quelques minutes. Je ne comprenais pas, d’ailleurs, qu’il puisse être aussi charmant et odieux à la fois. Il pouvait dire des choses et penser l’inverse, il était parfois difficile de le cerner. En tout cas, cela fonctionnait, car plusieurs fois j’ai eu pitié de lui…Son enfance tourmentée, son adolescence agitée, ses conflits familiaux…
Si, au début de notre relation, ses attaques se limitaient le plus souvent à des insultes puériles et à de petites désobligeances gratuites, elles se sont peu à peu transformées en injures d’une vulgarité sans nom dont je préfère omettre les plus immondes. Il suffisait parfois que je lui demande de m’aider aux tâches du quotidien, que je lui fasse un reproche sur son comportement ou que je lui réponde de travers pour qu’il me lance l’une de ses piques fielleuses. Celles-ci pouvaient alors se transformer en hurlement, en saccage matériel, si j’avais la mauvaise idée d’insister ou, au contraire, si je choisissais de le « laisser dire » en attendant que passe l’orage. En fait, dans ces moments-là, je ne savais jamais sur quel pied danser car le plus souvent, que je lui réponde ou que je me taise, il finissait par se calmer. Jusqu’à l’assaut suivant, dont l’échéance n’était évidemment jamais donnée.
Les maris violents sont des hommes machiavéliques. C’est sans doute pour cette raison, entre autres, qu’on ne les quitte pas plus tôt. Ils soufflent en permanence le chaud et le froid.
Je pouvais vivre des semaines, des mois, sans violence. C’est pour cela que j’ai tenu si longtemps. Dès que je n’en pouvais plus, en évènement me poussait à tenir encore un peu. Ainsi en fut-il quand je me suis trouvée enceinte, deux fois. Quand nous nous sommes pacsés, puis mariés. Quand nous avons acheté, vendu, puis construit. Il savait choisir les mots qui font mouche. Il disait que telle ou telle résolution, tel ou tel projet, contribuerait à notre bonheur. Il jurait que cela pouvait tout changer.
J’ai alors souvent misé sur la construction de notre cocon familial. Dès la naissance de notre fille, mon mari s’est un peu plus occupé de la petite et ses « accalmies » me semblaient plus fréquentes et longues. Dans ces moments-là, nous étions une famille en apparence ordinaire. Une mère, un père et leurs deux enfants (notre fils est né deux ans plus tard). Quiconque pouvait nous croiser et jeter un coup d’œil à notre famille sans avoir la moindre raison d’imaginer les violences de mon mari, ses insultes, ni même ses accès de colère détruisant tout sur son passage. Nos logements successifs en ont pourtant tous gardé des traces…
Plus les années passaient, moins j’avais le choix : me taire ou risquer les éclats de colère incontrôlables sous les yeux des enfants qui en étaient terrifiés. A plusieurs reprises, j’ai bien cru qu’il allait changer, pour de bon. Mais ce n’était qu’illusion : son caractère restait le même, il pouvait s’emporter à tout instant et notre relation était toujours celle du « dominant » et de la « dominée ». Ces moments-là n’étaient que de courtes pauses sans lendemain. Pour être honnête, je dois dire que mon mari avait sans doute cru lui aussi qu’il était capable de s’amender. Cela n’a pas dû arriver très souvent, certes, mais ce serait trop facile pour moi de raconter qu’il n’a été qu’une brute sans scrupules ni remords. Non, il a dû y croire. Lorsqu’il me demandait pardon à travers des lettres ou des mots par exemple, croyait-il ce qu’il écrivait ? S’en voulait-il vraiment ? Était-il réellement pris de regrets et tourmenté par ses comportements ? Voulait-il se donner bonne conscience ? Mentait-il sciemment, encore une fois, pour redorer son blason ? Je serais bien incapable de le dire. Aucune de ces hypothèses n'est plus recevable qu'une autre mais une chose est sûre : à l'époque, j'ai forcément cru que sa démarche était sincère. Et c'est précisément cela qui emprisonne une femme victime de son conjoint dans l'espoir que sa vie va s'adoucir un jour. On ne reste pas 11 ans avec un homme violent sans cet espoir. Je ne suis pas masochiste. Je n'ai jamais considéré que la violence était une fatalité. Que c'était mon destin d’être ainsi malmenée. J'ai tenu tellement longtemps parce que je n'ai jamais cessé de croire qu'il finirait par prendre conscience de ce qu'il devenait. On a eu beaucoup de hauts et de bas mais avec la force de « l’amour » on surmonte toutes les épreuves.
Avons-nous été un couple normal, ordinaire ? Quelle chose prédestinait mon mari à devenir violent, et moi à lui être soumise ?
Rien ne prédestine une femme à devenir victime de son conjoint. Les femmes violentées proviennent de tous les milieux. Elles n’ont pas toutes été battues ou abusées sexuellement dans leur enfance. Quant aux hommes, il semble entendu que, quels que soient leur ethnie, leur statut social, leur âge ou leurs revenus, ils peuvent un jour ou l’autre recourir à la violence pour dominer leur conjointe.
Me concernant, les nuages sombres que je vois quand je repense à mon enfance relèvent d’une maladie difficile, d’une agression sexuelle et des disputes entre mes parents. Leur séparation a été un coup de tonnerre. Le foyer jadis chaleureux et réconfortant a soudainement fait régner une insécurité familiale. Cette séparation, source à la fois de tristesse et de soulagement, a en tout cas donné une nouvelle orientation à mon existence et à mon tempérament.
Quoi qu’il en soit, j’ai fait cette rencontre qui a bouleversé le cours normal de ma vie de lycéenne et j’ai choisi de tout plaquer pour lui. En aurait-il été autrement si je m’étais sentie aimée et protégée par mon père ? Après la séparation d’avec ma mère, j’ai écouté mon père me « charger » avec une douloureuse stupéfaction. Je ne pouvais pas comprendre comment un homme pouvait abattre son enfant ainsi. Je ressentais à la fois de la peine et de la colère. Avant ça, j’avais érigé mon père en modèle. Est-ce pour cela que je me suis aveuglément laissé charmer puis dominer par un homme plus âgé que moi ? Je ne me suis jamais posé la question jusque-là. Mais certainement que oui. Après s’être déchirée, notre relation s’est anéantie, pour disparaître définitivement.
En ce qui concerne l’enfance et la jeunesse de mon mari, je n’ai jamais su grand-chose. Selon les informations que j’ai pu glaner à droite et à gauche auprès des membres de sa famille et ce qu’il a bien voulu me raconter, il aurait toujours vécu en famille, avec ses parents et ses trois frères et sœurs. Tous sauf le benjamin, sont nés à l’étranger. Ils ont fui leur pays au sein duquel la guerre s’imposait. Il est arrivé en France aux alentours de ses cinq ans. Puis il a connu les cités, la petite délinquance. Il est devenu un adolescent turbulent, chahuteur, qui « cherchait les embrouilles » et à qui il arrivait déjà d’être violent. Grand nombre de ses cousins avec qui il vadrouillait ont trouvé triste sort en prison, ou à la morgue. Il a rapidement décroché du système scolaire, comptant sur la débrouille, et le bagout que sa gueule d’ange n’avait aucun mal à incarner. On lui aurait mis une auréole sur la tête, comme en témoignent aujourd’hui encore beaucoup de ses connaissances. Je sais aussi que la plupart des membres de sa famille, à cause de ses « comportements », ont peu à peu pris leurs distances avec lui, quand ils n’ont pas carrément rompu tout contact.
Mon mari avait la violence « en lui ». J’en suis maintenant persuadée. Dans ma descente aux enfers, un incident m’a plus marquée que les autres. Un jour d’été, ma mère, avec qui j’entretenais une relation pour ainsi dire fusionnelle, nous avait accueilli chez elle à la suite d’un week-end où elle avait gardé les enfants. Il est arrivé le premier, malheureusement. Je n’étais pas là pour entendre le début de leur échange, mais voici ce à quoi j’ai assisté. Ils sont côte à côte, devant l’imprimante. Ma fille est attablée à un coloriage, en petite culotte. Mon fils joue dans la chambre, en body. Le ton monte, je comprends que mon mari tient des propos déplacés. Il s’emballe, la bouscule un peu. Ma mère rétorque, façon de lui signifier qu’elle n’est pas intimidée. Il ne veut rien entendre, s’empare de la petite comme d’un vulgaire sac sous le bras, elle se met à hurler. Il me siffle, m’ordonne de le suivre, et insulte ma mère à tout va, devant nos regards ébahis et abattus. Je suis outrée, sous le choc, c’est un tumulte. Nos phrases s’entrechoquent. Ma mère tente vainement d’intervenir, mais il prend le dessus sur tout et tous, et nous n’avons le choix que de nous plier à ses ordres. La scène est absurde. Nous regagnons la voiture avec les enfants presque nus, les yeux bouffis de larmes et d’incompréhension, j’ai la gorge sèche et nouée. Et voilà maintenant qu’il m’accuse : « Tout cela est de ta faute ! Tu te laisses trop faire par ta mère ! Tu ne dois pas la laisser me parler comme ça ! » m’hurlait-il. Je me tue, pétrifiée à l’idée que la dégénérescence n’ait pas atteint son apogée.
Quelques années auparavant, une nouvelle scène d’une grande violence m’a marquée à jamais. Nous étions dans l’appartement de vacances de mes grands-parents que ces derniers avaient alloué à ma belle-famille le temps de leur passage dans la région. Ils venaient de Paris à l’occasion des anniversaires simultanés de mon mari (30 ans) et de notre fille (1 an), et étaient arrivés depuis une douzaine d’heures. Très vite, une dispute éclate entre mon mari et son père. Je n’en saisi pas le sujet, car tous leurs échanges étaient en permanence dans leur langue maternelle que je ne maîtrisais absolument pas. Mon beau-père, fortement alcoolisé au whisky (communément à ses habitudes), en est venu aux mains avec son fils. Mon mari a alors pris notre fille dans ses bras, il s’en servait comme d’un bouclier humain ! Elle valdinguait comme une poupée de chiffon au milieu d’une échauffourée musclée, mais ses cris et ses larmes n’ont arrêté aucun des deux. J’ai récupéré non sans mal mon enfant, et pour la première fois sûrement, hurlé à mon tour. J’avais l’impression d’être la seule que cette scène choquait. Las de ne pas être entendue, et glacée par la toxicité de l’ambiance, j’ai pris ma fille et suis partie.
Une chose me faisait donc souffrir encore plus que ce que j’avais à subir moi-même : la violence à l’égard de mes proches, et pire encore, de mes enfants. Ces souvenirs me remplissent d’angoisse rétrospective. Il avait toujours une bonne raison pour les bousculer, que ce soit un « caprice » de l’un d’eux ou le refus d’un autre qui ne voulait pas manger ce qui était servi à table (ma fille en a fait la douloureuse expérience, enfermée dehors par 6°C, nuit noire, en pyja-short, après avoir vomi trois fois la tomate crue que son père s’obstinait à lui faire ingurgiter). Mon mari voulait-il punir les enfants ou agissait-il ainsi, d’abord, pour me blesser à travers eux ? Un peu des deux je crois. Il savait que leurs douleurs étaient aussi les miennes. Je suis persuadée aujourd’hui que c’était une autre façon de me faire souffrir et de maintenir son emprise sur moi. Il m’arrivait même de prendre les enfants par la main pour sortir de la maison et aller faire un tour, au parc ou ailleurs, l’essentiel étant d’être loin de lui (comme par exemple, le jour où il a forcé notre fils d’un an à rester pieds-nus dans le verre en cristal qu’il venait d’exploser par terre de colère, parce que je ne m’étais pas garée où il voulait). Évidemment, au bout d’un moment, mon téléphone portable retentissait et il m’ordonnait de rentrer. Il menaçait même de faire appel à la police pour « kidnapping d’enfants » ! Et si je ne décrochais pas, il rappelait jusqu’à ce que je réponde. Je pouvais ainsi comptabiliser plus d’une vingtaine d’appels en moins d’une heure. Il ne supportait pas de se trouver seul à la maison. Il insistait donc et, comme d’habitude, je finissais par céder.
Sur la fin de notre relation, j’ai voulu porter plainte avant de faire marche arrière, par peur de perdre les enfants surtout, mais aussi de déclencher une fureur incontrôlable. Mon calvaire devait prendre fin, mais aucune solution n’était viable. Piégée. Il m’avait prévenue un jour où j’avais eu l’imprudence de le menacer de le quitter en embarquant les enfants : même si lui se retrouvait hors d’état de nous atteindre, il pouvait faire appel à d’autres. J’étais empêtrée dans une nasse. Alors j’ai pris l’habitude de me taire…et d’aller consoler mes petits lorsqu’ils étaient victimes des abus de leur père. Quant à eux, ils ont développé le même instinct de survie que moi : ils venaient se réfugier dans mes bras dès qu’ils sentaient la tension envahir la maison. Aiment-ils leur père ? Je crois que oui. Parce qu’il savait aussi les faire rire et s’occuper d’eux pour les faire manger ou les habiller quand il l’avait décidé. Reste qu’ils pouvaient faire des bêtises sans que cela ne le fasse réagir, ou, au contraire, prendre des remontrances exagérées pour des détails. Il était injuste avec eux, surtout avec notre fils. Et puis, je dois aussi admettre que j’avais la peur toute simple de me retrouver seule, à la rue, avec mes deux trésors. J’avais aussi peur de le quitter, « lui » le père de mes enfants, « lui » le seul homme que j’avais connu. La peur a une force surhumaine. Elle était, en tout cas, plus forte que moi. Un psychologue rencontré bien plus tard a souligné dans ma personnalité « des insatisfactions dans les relations au père ayant pu engendrer une fragilité psychologique et une quête affective compensatrice sur fond abandonnique ». Cette problématique sous-tend souvent des difficultés à gérer les séparations. Bref, il me manquait pas mal d’armes pour quitter mon mari…
Le plus dur était quand il parvenait à donner l’image d’un homme « normal » devant nos amis ou nos proches. Car il pouvait présenter un autre visage. Il pouvait donner l’image d’un homme agréable. Nous échangions quelques banalités avec nos voisins, et passions pour une petite famille parfaitement épanouie, et lui, pour un homme gentil, pouvant même se montrer généreux. Il parvenait même à tromper ceux qui croyaient le connaître à force de le fréquenter. Avec ceux-là, il ne montrait que le bon côté de sa personne. C’est encore valable aujourd’hui. Il avait une double personnalité, oui… Je l’ai pensé les rares fois où nous nous présentions encore, au cours de ces derniers mois cauchemardesques, côte à côte au regard des gens (comme lorsque nous avions rencontré le Père nous ayant marié alors que nous faisions naufrage – j’avais fondé beaucoup d’espoir en cette rencontre, dans le sens que mon mari ait un déclic). Notre quotidien était alors devenu si noir que son « autre visage » n’en était que plus remarquable. Il était si différent dans ces moments-là ! Comment peut-on « faire semblant » à ce point ? Et moi, comment ai-je pu me mentir si longtemps ?
Lorsque notre relation s’est clairement dégradée, il continuait à vouloir me voir pour me surveiller et se montrait souvent menaçant. Il me disait tellement de mal de moi, il me dénigrait avec tant d’aplomb et de consistance en utilisant des arguments qui me touchaient que j’ai fini par le croire, lui, d’avantage qu’en moi-même.
Sur la fin, l’imiter dans ses grossièretés lors de nos altercations était la dernière parade que j’avais trouvée (tout en sachant bien sûr que j’augmentais le risque de faire redoubler sa fureur). En utilisant son propre langage, j’imaginais que je pouvais lui faire comprendre à quel point les mots peuvent blesser. Parfois autant que les coups. J’ai même poussé l’audace jusqu’à me moquer de lui. Mais dans un cas comme dans l’autre, mes tentatives de le faire « réagir » (c’est-à-dire changer) ont été vaines.
En cette période où nous nous sommes enfoncés dans les marécages de la violence « banalisée », une espèce de mélancolie permanente s’est progressivement insinuée en moi, jusqu’à y élire domicile pour de bon. Il a voulu que je me suicide. Il ne supportait pas que je lui échappe. Il me prenait par les sentiments. La perversité de la violence quotidienne -physique ou morale- m’a consumée à petit feu. Ma vie était devenue un lac gelé qui craquelait sous mes pas, et je me demandais quand est-ce que cela lâcherait.
Me restait une force : mes enfants. Lorsque les violences se sont multipliées, le projet de fuir a germé dans mon esprit. Mais lui, comme tous les maris violents je pense, avait le don de toujours me redonner espoir quand j’étais sur le point de craquer. L’espoir a la vie dure… Notre couple battait de l’aile mais les promesses de mon mari que je croyais sincères et mon envie de penser qu’il en était capable m’ont fait un jour jurer qu’il n’aurait pas de seconde chance s’il laissait passer celle-ci ; je ne le disais pas en l’air.
Plusieurs mains courantes, plaintes, interventions de la gendarmerie, de la police, des pompiers et une tentative de suicide plus tard, mon mari s’est retrouvé incarcéré pour menaces de mort, harcèlement, violences conjugales et violations du contrôle judiciaire ordonnant une mesure d’éloignement.
Cette tentative de suicide, c’est moi qui l’ai faite. Elle était motivée par le besoin devenu « vital » de me libérer de cette situation devenue intolérable. Je voulais que tout s’arrête, que tout se suspende. La peur et l’angoisse m’avaient rongé jusqu’à la moelle. Acte de désespoir, je n’en pouvais plus du sentiment de rejet, d’indifférence ou d’impuissance que m’exprimaient famille, amis, collègues, autorités compétentes… À ce stade de mon histoire, je ne croyais plus en « ces gens-là ». Je me sentais abandonnée, désemparée. J’avais le sentiment que personne n’était en mesure de comprendre ce que je vivais, et, pire encore, j’avais fini par croire que ma situation n’était pas suffisamment inquiétante pour qu’elle mérite qu’on s’y intéresse (la désinvolture des gendarmes lors de leurs intervention avait fait beaucoup de dégâts dans mon esprit de ce côté-là, comme lorsqu’un agent m’avait dit qu’il ne pouvait me faire signer qu’une main courante -pour la plainte il faudrait voir – alors que mon mari nous avait violenté physiquement avec les enfants). On se sent seule au monde parce que, on doit passer le cap d’en parler, alors qu’on nous a toujours dit « Si tu parles je te tue ». Au moment où en parle, les gens ne nous croient pas, et nous renvoient chez notre bourreau… Alors oui, une tentative de suicide comme un message impulsif mais désespéré et adressé à mon entourage que je percevais comme hostile ou indifférent à mon mal-être. Un appel au secours radical tandis que l’on n’entendait pas mes multiples appels au secours « raisonnables et justifiés », un appel à autrui pour qu’il intervienne.
Lorsqu’il a enfin été pris dans les filets de la justice, il jurait « Je ne recommencerai pas » ; « Tu me manques » ; « Reviens, il le faut » ; « Je vais changer » ; « J’ai compris » ; « Je n’en peux plus » … Tout autant de mots qu’il m’a martelé quand il a compris que je lui filais entre les doigts, mais que j’ai appris à ne plus écouter. Après quoi il avait finalement décrété que j’avais manigancé son enfermement et son incarcération pour me débarrasser de lui. Il voulait alors me faire passer pour une fille facile qui couche avec tout le monde. Cela avait le double avantage de me rabaisser, encore une fois, mais aussi de le dédouaner de sa violence et, pourquoi pas, d’inspirer la pitié. Avec une femme comme ça, n’était-il pas compréhensible qu’il se montre colérique et dur ?
Les enfants étaient un peu petits pour comprendre -j’avais tenté de leur expliquer avec des mots simples ce qui s’était passé et ce bien qu’ils aient assisté à l’intégralité des scènes de violence – mais je voulais d’abord qu’ils puissent voir leur papa. Question de principe. On appelle cela le syndrome de Stockholm : la pitié pour son bourreau. Un mélange de haine et de compassion en ce qui me concernait. En réalité, je lui cherchais souvent des excuses. Quand ce n’était pas la fatigue du quotidien, c’était la tristesse due à ses relations familiales tendues, ou son « problème psychologique » que je ne parvenais pas à identifier mais qui me sautait aux yeux.
S’il y a bien une idée qu’il ne supportait pas, c’était celle je lui échappe. J’étais sous emprise. Je devais être « sa chose ». Je lui appartenais, j’étais « sa propriété ». Je devais être « à lui ». Mon mari était un manipulateur hors pair. Il savait m’amadouer dès qu’il sentait qu’il risquait de me perdre. Il savait user du mensonge ou de la victimisation pour se faire plaindre – se donner l’image d’une victime pour chasser celle du bourreau. Il lui est arrivé de mettre en scène des pseudos tentatives de suicide. J’ai tendance à penser qu’il n’aurait pas imaginé ces mises en danger (en présence des enfants notamment) s’il n’avait rien eu à se reprocher, et voulu, par cette dramaturgie, inspirer la clémence. Que ce soit auprès de moi ou des autres, le but était toujours le même : dissimuler et fuir. Dissimuler sa violence et ce qu’il était lorsque ses yeux viraient au noir. Fuir ses responsabilités, fuir la réalité.
Impuissance, naïveté, bêtise, faiblesse, candeur, lâcheté…On appellera cela comme on le voudra. Le fait est que, pendant toutes ces années, je me suis laissé « manipuler ». De gré ou de force. Et naturellement je n’ai pas vu venir cette domination. M’en suis-je même rendu réellement compte un jour ? Il a fallu l’heure des enquêtes et des procès, les expertises psychologiques auxquelles je me suis prêtée au cours de l’instruction pour que je commence à en prendre conscience. Par définition, on ne mesure pas la gravité de la situation d’emprise dans laquelle on se trouve. Je ne l’ai compris que dans « l’après », à travers le regard de ceux qui m’ont soutenue, accompagnée, aidée, et en me retournant sur mon passé.
Et puis, la violence conjugale dresse un mur invisible entre ce que le couple vit dans son intimité et ce qu’il vit « à l’extérieur ». Certaines femmes battues parviennent à conserver une vie sociale. Mais pour y parvenir, elles doivent faire des efforts considérables afin que personne ne puisse entrevoir ce qui se passe derrière le mur.
Aujourd’hui, mes enfants, mes trésors, en gardent des traces impérissables. Je vois ma fille, ma si petite fille, prendre son rôle de grande sœur très à cœur. Mon rayon de soleil. Elle est si douce et si aimante qu’elle en a peut-être même trop fait en voulant occuper la place de maman que j’avais laissée libre, tragiquement, à l’issue de ma tentative de suicide où les enfants ont été placés en famille d’accueil sans délai. Cela me fait plaisir et mal en même temps, car c’est moi la mère. Moi qui suis chargée de les élever, de les protéger, de prendre soin d’eux. C’est dur à gérer et à digérer de voir que je n’ai pas pu le faire comme il fallait. Quant à mon fils, il est traumatisé. Lui aussi. D’ailleurs, tous les deux sont suivis et soutenus par le corps médical spécialisé en la matière. Ils ont été reconnus souffrant du syndrome de stress post-traumatique, comme moi. Cette thérapie leur est donc indispensable. Mon petit garçon qui malgré cet accompagnement est tourmenté par ses cauchemars les meilleurs jours, ses terreurs nocturnes les autres. Il lui arrive d’être dans sa bulle mais il reprend peu à peu confiance en lui et en les autres, avec beaucoup d’amour et de bienveillance. J’adore sa petite voix fine et aiguë. Il a fait beaucoup d’efforts et de progrès ces derniers mois. Pauvre bébé ; il a vécu tant d’horreurs, lui aussi.
Aujourd’hui, je prends le parti de témoigner. Encore fragile, encore bancale, encore vulnérable. Mais les yeux bien ouverts sur ce que j’ai subi et qui n’était pas normal. L’avènement de la loi du 9 juillet 2010, consacrant la reconnaissance des violences psychologiques au sein du couple comme délit constitue une pierre angulaire dans la légitimation des victimes de leur conjoint. Cette peur constante d’être tuée cause des dégâts inévitables et dangereux. « Lorsque, chaque jour de la vie d’une femme, une menace de mort quasi permanente plane au-dessus de sa tête, alors on peut estimer que l’état de légitime défense est permanent ».
Je sais que le chemin de la reconstruction sera long et difficile, car le processus politique et législatif ne peut être que l’aboutissement d’un profond changement des mentalités qui permettra aux hommes et aux femmes de fonctionner sur un autre mode que celui de la domination/soumission, mais j’y crois ; il le faut.
Article rédigé par Anne-Lise GAUTHIER
Tags : emprise, contrôle, violence, violence conjugales, harcèlement, soumission, domination, suicide, peur, enfants, solitude, impuissance, silence, piège, chantage.
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